Spiegare cos’è il colore
a chi vede bianco e nero
Son regard, qui ne s’était jusqu’alors pas détaché plus d’une demie-seconde de son image, s’aventura sur les angles trop durs du vieil évier puis le long des jointures grisâtres des carreaux qui pavaient le mur, pour finalement se poser avec lassitude sur le vêtement blanc triste qui l’attendait. Il ne mettait jamais de chemise. Ou plutôt, jamais ce genre de chemise. Serrée, inconfortable. Formelle.
❮ Rien que de la voir, comme ça… Le stress qui monte. ❯ C’était un grand jour ; il devait s’en réjouir. Être pris dans un bar, qui l’eût cru ? ❮ Enfin, pris… Façon de parler. Je ne lui ai pas fait mauvaise impression, ou il n’avait pas le temps de chercher plus loin. Il a dû se dire : un serveur, c’est un serveur. Et celui-là fera l’affaire, comme les autres. ❯ Mais Louis n’était pas tout à fait certain d'être "comme les autres". Et c’était là la source de toute l'appréhension qu’il sentait gonfler dans sa poitrine, prendre toute la place et l’oppresser désagréablement. La même gêne que d’habitude : respiration difficile et inconsciemment, tous les muscles qui se tendaient… Il sentait venir cette décharge électrique si familière à la racine de son cou. Bientôt, la douleur remonterait dans toute sa nuque, irradierait ses cervicales qu’il savait fragiles… Et le stress se chargerait du reste ; maux de ventre, fourmillement dans les mains, moiteur… Il s'y était accoutumé.
Il détacha ses yeux sombres de la chemise, comme s’il désirait couper tout lien avec ce qui l’attendait, et se dévisagea de nouveau dans le miroir. Son reflet lui renvoya un sourire figé qu’il détestait. Ses sourcils se froncèrent subtilement, creusant un léger sillon dans la glabelle… Il était apparu avec les années ; ce n’était pas une question de vieillesse ; sa peau mate avait pris l'habitude de se plisser à cet endroit précis, en diverses occasions. On ne comptait plus le nombre de fois où Louis fronçait les sourcils, où ses lèvres fines, à l’arc de cupidon particulièrement prononcé, se tordaient en une petite moue songeuse… Parfois, la rêverie se teintait d’une pointe de susceptibilité ; Louis était du genre à se froisser facilement. Il suffisait d’une petite remarque… Et il en jouait. Alors, cette fameuse ride – ou n’était-ce qu’un pli tenace ? Une trace, comme le coup de pinceau d'une vie intérieure fantasque – s’installait, et mettait toujours un peu de temps à s’effacer. Il fallait attendre que le visage fût complètement détendu, et que la peau se lissât d’elle-même, consentît à effacer les preuves…
Puis, il se produisit une rupture. Les yeux ne se firent plus juge de ce physique qui était le sien mais qui lui avait toujours paru étranger, et la main, un peu molle, reposa le peigne sur la céramique. Elle reprit ensuite un peu de hauteur et ses doigts longs et fins retrouvèrent la matière capillaire qui coulait comme des ruisseaux sombres, réunirent les mèches éparses en une seule masse homogène, cascade corbeau qui retombait dans son dos nu… L’autre main, plus appliquée, partit à la recherche des petites fuyardes pour les piéger avec les autres. Quelques bosses gonflèrent la chevelure lorsqu’il noua le tout avec un élastique, toujours à son poignet ; il chercha finalement à l’aveuglette – ne quittant pas le miroir des yeux – quelques épingles qui vinrent parfaire le tout, et lorsque ses mains retombèrent, un peu lasses, les cheveux qui paradoxalement semblaient aussi lourds que volatiles, étaient désormais privés de leur liberté farouche. Il était temps de retrouver le carcan social, de laisser la fantaisie derrière et d’être enfin « raisonnable ». De se fondre dans la masse. Aussi Louis prit-il la chemise, déjà ouverte, et la revêtit avec un petit soupir irrité ; le col, qu’il avait prit le temps de repasser, n’était jamais assez droit, et il y avait les vestiges mutins de cette étiquette coupée qui grattait la peau. ❮ Peut-être qu’avec un coup de baguette… ❯ Ce serait plus tard. Il vérifia l’heure sur l’écran de son portable et sentit l’angoisse le reprendre à la vue des minutes qui s’égrenaient… Lentement, il posa ses mains à plat sur le rebord, ancra ses pieds au carrelage, ferma les yeux et respira profondément, avant d’évacuer l’air qui avait rempli ses poumons… ❮ Il ne faut pas que ça se remarque… Ça va aller. Juste garder le contrôle. Être le maître de ces foutues émotions… ❯ Les paroles de son psychologue, qu’il voyait une fois par mois, et qui essayait tant bien que mal de lui apprendre quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre lui-même, faute d’être un sorcier tout à fait banal… Louis avait bien signalé à Aldo Alighieri sa métamorphomagie ; cela n’avait pas eu l’air de le déranger. En réalité, c’était surtout gênant pour lui ; les autres s’en amusaient, essayaient de deviner… Lui, Louis, avait l’impression d’être privé d’intimité, privé de cette vie émotive qui se jouait en chaque être et qui n’était pas faite pour être à la vue de tout le monde, d’autant que les couleurs étaient parfois mal interprétées et terriblement réductrices. C’était aussi pour cette raison – le besoin de ne pas être toujours ramené à son don – qu’il laissait à ses cheveux longs leur couleur naturelle. Il aurait pu aussi les raser pour étouffer définitivement le phénomène, mais il ne parvenait pas à s’imaginer sans cette tignasse qui avait désormais le rôle de carapace – un peu poreuse, néanmoins.
Mettant brusquement fin à cette courte séance de méditation, Louis quitta la salle de bain en fermant machinalement les boutons de sa chemise, qu’il laissa retomber par-dessus le jean noir, parfaitement repassé, revêtu au sortir de la douche. Il chercha ses chaussures de cuir sombre, formelles elles aussi, délaissant ses rangers habituelles aux couleurs vives et ses sneekers aux semelles fantasques. Son pied gauche se contorsionna à l’intérieur de la chaussure, tentant d’y trouver son confort sans trop de succès. Cela se ferait sur le chemin, ou pas du tout, et il rentrerait avec des ampoules. Du reste, le sac avait été préparé la veille, méticuleusement. Il l’attendait sur le petit meuble de l’entrée, avec les clés et la baguette. Le portable s’était réfugié dans sa poche avant. Le sac jeté sur l’épaule droite, la baguette rangée à l’intérieur, les clés en main, Louis se tourna sur l’appartement vide où bruissait doucement le silence paisible de cette fin de matinée… Roman était parti très tôt, aux alentours de sept heures, et ne reviendrait qu’en fin de soirée. Il était seul, et bientôt, leur foyer se trouverait vide, attendant patiemment leur retour. Alors, ils se glisseraient sous les couvertures, l’un contre l’autre, et cet appartement qui semblait chaque fois qu’on y remettait les pieds si inhospitalier les premières minutes – comme un lieu étranger –, les envelopperait de son cocon protecteur…
Il abaissa enfin la poignée de la porte et déboucha dans le couloir du premier étage dont l’odeur rance – celle de l’humidité et du renfermé – lui fit plisser le nez. Louis referma enfin le battant et tourna la clé dans la serrure, verrouillant son petit monde à lui pour le reste de la journée.
Le bar n’était pas si loin. À peine dix minutes de marche et on voyait se profiler, au bout de cette rue si étroite, la grande place de Monterosso avec la fontaine Fortuna en son centre, toujours jaillissante, qui, si elle était majestueuse, ne lui paraissait pas particulièrement intimidante. Il n’avait jamais lancé le moindre rope dans la coupole, comme le faisaient généralement tous les touristes et les jeunes gens une fois dans leur vie. Le jour viendrait sans doute ; il en fut d'ailleurs tenté, ce matin-là, mais la conviction qu’il fallait toujours avoir pour ce genre de jeu lui manqua. Aussi ne s’attarda-t-il pas et préféra-t-il chercher de ses yeux nerveusement mobiles, presque frénétiques, la devanture du fameux bar où il était venu passer son entretien d’embauche quelques jours plus tôt. La place était tout à fait immense, et il était facile de se perdre dans la foule qui affluaient en tous sens… Combien de rues débouchaient sur cet antre béant, grouillant de monde ? Il ne s’était jamais posé la question, mais tous ces va-et-vient à une heure de forte fréquentation, l’oppressaient. En face, immense, était le siège de la Communauté Sorcière Européenne, avec ses pierres blanches étincelantes. De grandes statues s’élevaient sur les hautes colonnades ioniques… Il y avait notamment celle de la déesse Iustitia, qui brandissait une balance et tenait fermement son épée traditionnelle, les yeux bandés. Ses cheveux de pierres étaient gonflés par un vent imaginaire en cette journée de fin d’été nord-italien… À l’opposé était Fortuna, en équilibre précaire, cheveux de marbre tressés en une lourde couronne et corne d’abondance sous le bras… En passant derrière elle, on découvrait l’horreur du crâne chauve – les revers de la fortune… Louis se perdit quelques instants dans la contemplation de cette extraordinaire bâtisse – de laquelle venait tant de monde – comme à chaque fois qu’il foulait la place… Il se remit néanmoins en marche, slalomant entre les passants, s’excusant parfois, à voix basse, alors qu’il sentait les rayons du soleil haut dans un ciel sans nuage irradier ses cheveux sombres… Quelle idée de porter une chemise un jour de si beau temps…! Il finirait en nage, et ce ne serait pas présentable. Ses jambes, élancées, suivaient machinalement une branche de l’étoile unicursale à cinq sommets, profondément gravée dans le sol, qui le guidait assez sûrement de l’autre côté de la place vers son nouveau lieu de travail – du moins, il l’espérait. Il en appercevait enfin la devanture couleur rouille, aux lettrages élégants, qui présentaient inconsciemment Aldo Alighierri, le propriétaire, comme un homme raffiné – c’était sans doute l’arabesque des majuscules qui faisaient cet effet. Un sourire ironique vint tordre les lèvres jusqu’alors seulement frémissantes de Louis ; le bonhomme, quand on avait fait sa connaissance, était en parfaite inadéquation avec cette image toute romantique. Assez courtaud, le crâne chauve comme un œuf, le visage et la verve grossière, on était loin du parler châtier mondain auquel laissait naïvement croire la devanture. Mais sans doute l’homme était-il tout à fait caressant avec ses clients ; Louis n’en doutait pas. Quant à lui, il s’était senti un peu bousculé par les questions et éclats de voix du vieux sorcier. Il n’avait néanmoins pas fait la fine bouche lorsque le poste s’était comme par magie – par chance surtout – offert à lui au terme de l’entretien… Bien sûr, il fallait pour cela que la période d’essai, d’une semaine, fût concluante. Mais Louis préférait être optimiste : ce ne devait pas être si difficile, après tout, bien que sa maladresse naturelle l’inquiétât quelque peu…
Aussi se trouva-t-il enfin devant l’entrée du petit bar – ou était-ce un café ? –, une petite porte étroite mais tout à fait charmante, dont le carillon teintait gentiment à l’oreille lorsqu’on la poussait, ce qu’il fit sans attendre, préférant échapper à la chaleur plutôt que calmer de nouveau l’angoisse qui le serrait à la gorge et tissait quelques fils d’argent, à peine remarquables, dans ses cheveux. Son cœur battait déjà à la chamade lorsqu’il jeta un regard transversal sur la salle, où quelques rares clients buvaient tranquillement leur café… Bien heureusement, celui-là, personne ne l’entendrait s’affoler, et c’était pour Louis une assurance rassurante. Il s’avança timidement jusqu’au bar, où son nouveau responsable s’affairait, préparant une pression à un autre homme qui était assis là, tout près, alors que la vaisselle, au fond, se faisait toute seule, que les verres se rangeaient eux-mêmes dans les grandes étagères qui s'élevaient jusqu’au plafond…
Louis s’était donc avancé, et touchait désormais au but, une main moite sur le bois sombre de ce bar qui s’accommodait à merveille au style industriel qui constituait, à n’en point douter, l’identité visuelle de la maison. Aldo Alighierri servit son client avec un sourire et un rire gras. Il planta ensuite ses petits yeux où brillait une lueur troublante dans ceux de Louis qui força un sourire et le salua poliment. L’autre y alla alors de sa voix tonitruante, au fort accent toscan ; elle occupait tout l’espace et il s'en dégageait une autorité naturelle, particulièrement intimidante :
❮❮ Ah ! Te voilà, Luigi. Vingt minutes d’avance ! Ce ne sera pas de trop. ❯❯
Louis ne releva pas l’erreur, d’abord parce qu’il était habitué – beaucoup d’italiens avaient longtemps cru que Louis, ou plutôt « Luì », n’était autre que le surnom tout naturel de Luigi –, ensuite parce qu’il était beaucoup trop occupé à juguler son stress pour que rien ne transparaisse… Aussi, lorsque Aldo lui fit comprendre qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de lui, que ce serait à son barman de s’en charger, il se sentit un peu soulagé ; l’employé en question n'emploierait sans doute pas la même intensité vocale pour lui expliquer le fonctionnement du bar… Aussi acquiesça-t-il sans la moindre appréhension. Le patron l’entraîna alors dans les locaux du personnel, où le dit barman devait se trouver – y range les commandes ! –, et avant même de le voir, Louis apprit son prénom, qu’Aldo scandait énergiquement, faisant désagréablement rouler le r français – Léanndrrre, Léanndrrre ! –, pour lui faire savoir qu’il arrivait, et qu’il avait tout intérêt à l’écouter…
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